Chapitre 1 : le fétichisme ou le pouvoir attribué aux choses

Publié le par Tom Thomas

Le procès de la transition au communisme est celui par lequel le prolétariat se constitue en classe indépendante de la bourgeoisie, afin de faire valoir son intérêt propre qui est de se dissoudre, ce qui est évidemment la dissolution aussi de la bourgeoisie. Il est celui où il agit en prenant progressivement conscience de la nécessité, non pas de lui arracher des concessions, des accommodements[1], mais de la supprimer pour se supprimer lui-même, et parce que c’est la même chose. Autrement dit, ce procès aboutit, au bout d’une période plus ou moins longue suivant les conditions historiques, à la conscience de ce que sont les rapports d’appropriation des conditions de la production par une classe particulière, et à leur abolition pratique. Cette prise de conscience n’est ni spontanée ni immédiate, mais s’opère et progresse tout au long du procès révolutionnaire. Car elle découle du niveau de la lutte active contre la bourgeoisie autant qu’elle le conditionne. En effet les racines les plus profondes de l’existence des classes, celles de cette appropriation privée des conditions de la production, ne se découvrent qu’au fur et à mesure qu’elle est dépouillée des diverses formes qu’elle prend, des plus apparentes (la propriété juridique, la finance, le patrimoine) aux plus profondes (la division du travail qui lui réserve la propriété intellectuelle)[2].

 

Dans un premier temps le prolétariat ne pose ses exigences face à la bourgeoisie que dans son affirmation comme classe indépendante, ayant ses intérêts propres, donc dans son affirmation en tant que prolétariat. Nous verrons que celle-ci peut se résumer dans un premier temps comme l’exigence de partager équitablement le travail contraint nécessaire et les richesses, l’exigence d’Egalité dans tous les domaines. Mais aussi exigence de temps libre pour soi, d’économiser ce travail pénible, répugnant, jusqu’à, finalement, celle de le supprimer, par laquelle le prolétariat pose celle de sa dissolution, et qui peut se résumer par l’exigence de Liberté.

 

Se constituer en classe indépendante veut dire, comme nous le déveloperons plus loin, poser ses intérêts, même les plus immédiats comme, premièrement, de telle sorte qu’ils soient des intérêts de toute la classe (universalité), et, deuxièmement, comme radicaux, c’est à dire posés dans l’antagonisme avec la bourgeoisie, ne tenant compte dans les différentes phases de la lutte que du rapport des forces, et non d’un quelconque souci de la légalité bourgeoise dite démocratique. C’est donc affirmer dans ses luttes l’unité de toute la classe contre les différents corporatismes, et que la classe ne fait pas dépendre ses exigences de la bonne santé de son entreprise, ni de « son » capital national, fût-il étatisé, ni d’un quelconque intérêt général, fût-il patriotique, qu’il partagerait un tant soit peu avec la bourgeoisie dans le cadre d’une communauté imaginaire, la Nation. C’est affirmer que ses intérêts ne dépendent pas d’une plus ou moins bonne gestion de l’Etat, par exemple par la fraction de la bourgeoisie qui s’autoproclame de gauche, socialiste ou communiste, plutôt que par sa fraction de droite (à supposer qu’il soit encore possible de faire cette différence).

 

Or il n’échappe à personne que le prolétariat européen, pour en rester à la situation qui nous est la plus familière, n’est pas, depuis longtemps, et dans sa majorité, encore engagé dans cette voie de se construire comme classe indépendante. Il y a à cette situation des raisons historiques (par exemple le poids des partis staliniens jusque vers les années 70-80), des raisons économiques (les « miettes » de la période de forte croissance d’après guerre que distribuait « l’Etat Providence », et qui, justement, nourrissaient aussi l’influence de ces partis). Mais tout ça s’est sérieusement effrité avec la crise de ces trente dernières années. Alors on évoque l’extraordinaire puissance de la propagande bourgeoise qui, forte du monopole de l’éducation et de tous les médias, et de la force de pénétration de ces médias dans le peuple (radio, télévision), martèle, jour après jour, que ce système est le meilleur possible, que son fonctionnement est la conséquence de lois aussi inexorables que des lois naturelles, et surtout, préférant s’éloigner du terrain miné de ces explications fumeuses, abrutit consciencieusement les masses sous un déferlement de divertissements plus débiles les uns que les autres, manipule systématiquement l’opinion à travers une présentation au mieux tronquée et biaisée, souvent carrément mensongère, des faits.

 

Certes, les énormes moyens de propagande dont la bourgeoisie dispose à sa guise sont une arme très puissante dont elle use abondamment pour conforter sa domination. Marx et Engels, quand ils avaient écrit dans le Manifeste du Parti Communiste que « les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante », l’expliquaient par cette cause que les individus de la classe dominante dominent aussi « comme producteurs d’idées » du fait qu’ils détiennent toutes les propriétés, matérielles et intellectuelles, de cette production. Mais cette propriété des moyens n’explique pas tout. Ils ajoutaient aussi à cette affirmation[3] que « les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels saisis sous forme d’idées… » En effet, les idées bourgeoises ne domineraient pas si elles n’étaient toutes que de purs mensonges, si elles ne reposaient sur rien d’apparent, sur aucun fragment de réalité. Elles arrivent à dominer parce qu’elles reflètent une partie de la réalité, des phénomènes que chacun voit, mais ne voit qu’en tant qu’il s’agit de phénomènes apparents, manifestations à la superficie d’une réalité plus profonde qui leur est cachée. Apparents ne veut pas dire inexistants, irréels, mais ce qui se voit spontanément, sans creuser (connaissance sensible, immédiate, empirique).

 

Or l’idéologie bourgeoise exprime, à sa façon, cette apparence. Et comme cette réalité superficielle est la plus visible, la plus aisément accessible, il est facile de comprendre qu’elle offre une base toute prête à sa domination. Il s’agit du monde de la superficie du capitalisme, que Marx appelait « le Monde Enchanté », où il apparaît que c’est le capital qui produit le profit, la propriété foncière la rente, et l’argent, détaché de la production, l’intérêt (détaché, lui, du profit). Il faut, pour expliquer quant au fond, la force des idées bourgeoises, en revenir à l’explication de ce Monde Enchanté, « le monde inversé, le monde à l’envers où Monsieur le Capital et Madame le Terre, à la fois caractères sociaux mais en même temps simples choses, dansent leur ronde fantomatique »[4]. C’est le monde des phénomènes apparents, où il semble que ce soient les mouvements et rapports des choses, tels que argent, profit, marchandise, intérêt, salaires, etc., qui déterminent ceux des hommes - qui déterminent leurs vies - la croissance ou la crise, l’emploi ou le chômage, la richesse ou la pauvreté, etc. Ainsi ce que font et que sont les hommes serait déterminé par les mouvements de ces choses qu’ils ont produites et qui se comportent comme des puissances extérieures à eux, suivant leurs propres « lois », auxquelles ils doivent se soumettre bien qu’ils les aient produites. Puissances extérieures mystérieuses, dites « le marché », « l’économie », auxquelles il faut ajouter cette autre à laquelle ils confèrent, mais cette fois par leur propre construction, leurs puissances personnelles, l’Etat. Celui-ci se pose alors à leurs yeux comme leurs forces additionnées par eux volontairement, chargé par eux de réguler, domestiquer, humaniser, ces puissances mystérieuses (mettre « l’économie » capitaliste au service des hommes, comme si elle n’était pas leurs propres activités !). Mais à y regarder de plus près, l’Etat n’existe que comme la conséquence de l’impuissance sociale des individus privés et comme construction de leur puissance sociale en tant qu’elle est appropriée et reproduite, grâce à lui, par la seule classe dominante. L’Etat est donc la manifestation des mêmes rapports sociaux que les autres puissances extérieures que sont ces « simples choses » qui sont l’objet de la « science économique » bourgeoise.

 

Ces puissances qui se manifestent ainsi à la surface du monde capitaliste y ont donc là une réalité. Et les hommes agissent selon celle-ci qu’ils perçoivent et que des intellectuels officiels traduisent en « lois », économiques et juridiques, en philosophie et littérature sur la « nature humaine », en histoire et sociologie décrivant ce monde de la superficie comme l’entière réalité, toutes choses enseignées aux individus dés leur plus jeune âge. Ces « lois » formulées par des esprits aussi vantés jouent, tout comme les religions, le rôle de justifier envers et contre tout le système existant. Pour sa part Marx a appelé ces puissances des fétiches, ayant démontré qu’elles n’étaient que des créations des hommes, qui les dominent uniquement parce qu’ils ignorent les causes de leur existence, qu’elles ne sont que des manifestations de certains rapports historiques de production. Il a démontré comment ces manifestations forment ce « monde inversé » où les produits deviennent des causes, le travail passé domine le travail vivant, et où la soi-disant association volontaire des individus, l’Etat, est un pouvoir politique, séparé, qui les dépouille en réalité de toute puissance sociale.

 

Le Monde Enchanté est celui de la domination de ces fétiches. Toute l’œuvre théorique de Marx, notamment le Capital, est l’analyse et le démontage de ces fétiches afin de trouver la vérité scientifique des phénomènes apparents, ou, si l’on veut, de trouver de quels « rapports matériels », de quelles « circonstances », ils sont les produits, c’est à dire aussi dont les idées dominantes sont les produits. Pour analyser la domination de l’idéologie bourgeoise, et la façon d’en sortir, il nous faut donc d’abord en revenir, ne serait-ce que brièvement, à l’analyse des fondements des fétichismes puisqu’eux mêmes sont ceux de cette idéologie, sur laquelle la propagande bourgeoise se greffe, et se gonfle aujourd’hui en totalitarisme[5] grâce à son monopole des moyens de la diffusion des idées.



[1] « Il n’est donc pas étonnant que les travailleurs, qu’on traite comme des bêtes, deviennent vraiment des bêtes, ou bien n’aient, pour sauvegarder leur conscience d’hommes et le sentiment qu’ils sont des êtres humains, que la haine la plus farouche, qu’une révolte intérieure permanente contre la bourgeoisie au pouvoir. Ils ne sont des hommes que tant qu’ils ressentent de la colère contre la classe dominante ; ils deviennent des bêtes dès qu’ils s’accommodent patiemment de leur joug, ne cherchant qu’à rendre agréable leur vie sous le joug, sans chercher à briser celui-ci. » F. Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, E.S., p.161.

[2] Pour un développement plus argumenté sur cette question de la propriété, voir T. Thomas, Marx et la transition au communisme, éd. Albatroz.

[3] Dans l’Idéologie Allemande, ES, p. 44.

[4] K.Marx, Le Capital, ES, III, 3, p.207.

[5] On pourrait ainsi argumenter qu’il y a trois niveaux pour expliquer la domination de l’idéologie bourgeoise : 1°) à la base, les fétichismes, apparition des rapports sociaux à la surface, décrits comme phénomènes « naturels » parce que réels ; 2°) les diverses mises en forme de ces fétichismes par les intellectuels bourgeois afin d’en faire un système d’apparence rationnel (la philosophie, le droit, l’économie et les diverses sciences dites sociales, etc.), enseigné et propagé par les universitaires et autres experts stipendiés ; 3°) la propagande, forme vulgaire de l’idéologie, en direction des masses qu’il s’agit justement de maintenir dans la vulgarité. Elle use du monopole de la diffusion des idées, de la sélection et de la présentation des faits, de la censure d’autres faits, et ainsi est basée sur les mensonges, par omission ou purs, pour manipuler grossièrement et systématiquement l’opinion publique. S’y ajoutent divers moyens « culturels » et « ludiques » d’abrutissement.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article