1-2 : développements des fétichismes avec ceux des rapports capitalistes

Publié le par Tom Thomas

On sait que Marx a établi que le salaire est le prix que reçoit l’ouvrier pour la vente de sa force de travail (c’est à dire, grosso modo, le prix de son entretien et de sa reproduction). On sait de même que la plus-value (forme valeur du surtravail), source unique du profit – lequel est la part de l’ensemble de la plus-value sociale que peut s’approprier chaque capital particulier – provient du fait qu’en achetant la force de travail (à sa valeur d’échange) le capital achète tout le travail qu’elle fournit (sa valeur d’usage). Le travail vivant ainsi fourni se partage donc en deux parts : travail payé (part Cv du capital qui s’échange contre le salaire, les biens nécessaires à la subsistance de l’ouvrier) et travail gratuit (ou surtravail, qui est la substance de la plus-value pl).

 

Ce faisant, Marx n’a pas découvert l’exploitation (mesurée par pl/Cv, le taux d’exploitation, rapport du travail gratuit au travail payé). L’esclave ou le serf aussi étaient exploités. Il a découvert cette forme spécifique de l’exploitation fondée sur l’apparence du contrat volontaire entre personnes libres et égales en droit, sur l’échange marchand égal, et non pas le vol comme le disait Proudhon, la force de travail étant achetée à sa valeur marchande[1]. L’esclave et le serf étaient socialement définis comme inférieurs et soumis, devant donner leur temps, en tout ou partie, à leurs maîtres : ces rapports de dépendance et d’exploitation étaient transparents, posés ouvertement comme formant société par nature. Ils le sont encore dans le paiement en nature (métayage par exemple) où une part du travail est cédée directement au maître sous forme de produit. Ce que Marx a fait voir, c’est que l’exploitation capitaliste est masquée derrière la forme salaire. Le paiement en monnaie en contrepartie du travail fourni fait croire que c’est tout ce travail qui est payé, dans le cadre d’un contrat entre personnes libres, alors que, si c’est bien tout le travail qui est utilisé et approprié par le capitaliste, le contrat ne rémunère qu’un échange entre marchandises : le salaire comme prix de la force de travail (des biens de subsistance qu’achète le salaire et qui la reproduisent). « La forme salaire, ou paiement direct du travail, fait donc disparaître toute trace de la division de la journée de travail en travail nécessaire et surtravail, en travail payé et non payé. »[2] Toute variation de salaire, pour une raison quelconque, apparaîtra à l’ouvrier comme une variation du prix payé pour tout son travail. Et s’il revendique constamment des salaires plus élevés, c’est qu’il estime, évidemment à juste titre, que ce travail n’est pas assez payé. Mais cela est seulement une remise en cause du partage salaires/profits. Spontanément il n’y a pas perception ni de ce que le salaire ne peut, par définition, qu’osciller autour de la valeur de la force de travail, ni que les ouvriers, et non pas l’ensemble des salariés, sont les seuls producteurs de valeur supplémentaire[3]. Qui plus est, le rapport salarial masque aussi que le capital avec lequel le capitaliste achète la force de travail, et avec elle le droit d’usage de tout le travail, n’est que le produit du travail antérieur qu’il s’est accaparé. Il paie le salaire avec ce qu’il a accaparé, et le salaire s’échange contre des biens de subsistances qui sont eux aussi produits par l’ouvrier[4]. Le salaire permet aux ouvriers de racheter au capital les marchandises qu’ils ont produites par leur travail antérieur, et cela en échange d’avoir à fournir un nouveau travail dont le capital s’appropriera à nouveau le produit. D’ailleurs le travail des ouvriers ne reproduit pas seulement les biens de subsistance qu’ils consomment pour se reproduire comme ouvriers aptes au travail, mais aussi les moyens de production, matières premières, machines, etc., qui les dominent en les employant comme ouvriers. Ainsi, dans le rapport salarial, et tant qu’il subsiste tel quel, l’ouvrier se reproduit lui-même dans sa condition de prolétaire, reproduit le capital qui le domine et l’exploite[5].

 

En résumé, Marx :

 

1°) Ne découvre pas l’exploitation, mais il montre l’inégalité profonde du rapport salarial qui se cache derrière son égalité apparente dans l’échange marchand. Il dévoile en quoi l’ampleur, l’origine, l’inéluctabilité de cette inégalité, sont déterminées par un rapport social particulier d’appropriation des conditions de la production, mais en même temps masquées par la manifestation de ce rapport dans la forme salariale de rémunération du travail.

 

2°) Développe une conséquence pratique essentielle de cette réalité en montrant que ce que masque en dernière instance ce rapport salarial, c’est qu’il est, et ne peut être que la reproduction du capital s’accumulant (valeur se valorisant), la reproduction des bourgeois et des prolétaires.

 

Il en résulte cette conclusion essentielle que, tant qu’il reste dans le rapport salarial, qu’il discute, dispute, lutte pour plus de salaire, le prolétaire reste dans l’activité par laquelle il se reproduit lui-même comme prolétaire. Ce n’est pas, bien sûr, que la lutte salariale soit inutile. C’est que la ligne de démarcation entre la critique du capital et son apologie passe, sur ce terrain, entre ceux qui « prétendent subordonner le rapport entre ouvriers et capitalistes au rapport entre possesseurs de marchandises (au rapport salarial), pour en faire l’apologie et effacer ses différences spécifiques »[6], et ceux qui affirment cette nécessité d’abolir le salariat, dont l’existence n’est qu’un reflet du rapport capitaliste d’appropriation mais qui se perpétuent l’un l’autre. On sait que les intellectuels et partis dits de gauche sont parmi les principaux apologistes du salariat, et qu’ils font tout pour limiter la lutte ouvrière dans ce cadre, pour la limiter à revendiquer un « juste » salaire, un salaire « équitable » !

 

Marx nous est utile non seulement pour avoir découvert le secret caché derrière la forme salariale, le travail gratuit qui accroît le capital reproduit, mais aussi parce qu’il en tire, comme il le fait toujours, les conclusions pratiques : la forme salaire « n’exprime que les fausses apparences du travail salarié, rend invisible le rapport réel entre capital et travail et en montre précisément le contraire ; c’est d’elle que dérivent toutes les notions juridiques du salarié et du capitaliste, toutes les mystifications de la production capitaliste, toutes les illusions et tous les faux fuyants apologétiques de l’économie vulgaire »[7]. Cette forme, apparence de contrat, de rapports entre personnes libres, de représentation du travail humain, est en réalité un rapport entre choses, marchandises (médiatisé par leur prix, par l’argent), qui, apparaissant à la superficie, masque, « mystifie »,la réalité profonde. Elle est un support du développement du « fétichisme de la marchandise » dans le capitalisme, masquant aux prolétaires ce pour quoi ils luttent, ou du moins seront amener à lutter, pour changer leur condition de prolétaires. La tâche pratique du révolutionnaire est de mettre tout cela à jour afin que la lutte atteigne les racines du capital, soit radicale.

 

Puisque le salaire masque le travail gratuit, il apparaît comme à côté du profit. D’un côté il y aurait la rémunération du travail, de l’autre celle du capital. Il conviendrait juste que le contrat et la loi les équilibrent équitablement. Comme la forme salaire, la forme profit masque son origine et son contenu réels. Dans la forme abstraite, et par là cachée, plus-value, un caractère fondamental du rapport capitaliste est mis à nu dans la distinction entre travail payé et travail gratuit qui permet de montrer l’absorption du travail gratuit par le pôle capitaliste. Dans la forme apparente profit[8], ce contenu est masqué. Il apparaît non pas comme travail gratuit au delà du travail payé, comme leur rapport, mais comme un rapport du capital avec lui-même : ce qui lui revient une fois qu’il a payé à leur « juste prix » les coûts de production, le supplément d’argent qui revient au capital initialement engagé lorsque la vente a été réalisée. Il apparaît en effet ne se former qu’au moment de cette vente, dans la circulation et non dans la production stricto sensu, n’être que l’excédent réalisé dans la vente sur les coûts de production. Excédent affirmé alors comme dû aux efforts du capitaliste à avoir organisé au mieux cette production, produit au meilleur coût, à son habileté à avoir su choisir ce qui se vendrait bien, et à le vendre le plus cher possible. Et aussi à son sacrifice d’avoir misé son argent, au risque de le perdre, dans cette entreprise au lieu de le dépenser en domestiques, produits de luxe, châteaux, fêtes, yachts, casinos, etc. Il arrive effectivement parfois qu’il le perde. Très rarement qu’il se prive de tous ces plaisirs de sa classe. D’ailleurs en général il n’aventure pas son argent, mais celui des autres qu’il ramasse, directement de leurs poches via la Bourse et l’emprunt, ou indirectement via l’Etat, et qu’il gruge abondamment en se versant, quoi qu’il arrive, réussite ou échec, des revenus faramineux. Néanmoins ses efforts, quoi que bien moins pénibles et désagréables que ceux des ouvriers qu’il emploie, sont réels : il doit faire produire ce qu’il accapare, et de façon à ce qu’il puisse en accaparer le plus possible. Des qualités de dirigeant capitaliste, d’organiser, d’utiliser à bon escient les meilleures machines et procédés de fabrication, de savoir mieux acheter et mieux vendre, mieux pressurer ou motiver ses ouvriers, etc., peuvent faire, et font effectivement, que, dans les mêmes conditions, les uns font plus de profits que les autres. Et « ce fait induit le capitaliste à penser – le persuade – que son profit est dû non pas à l’exploitation du travail,….mais surtout à son action personnelle. »[9]

 

Bref, les capitalistes ne se définissent pas principalement comme parasites, même si cela est un trait de plus en plus apparent dans l’âge sénile du capital. En général ils ne sont pas purement oisifs et ils exercent des fonctions sociales utiles, utiles au capitalisme en général, et au capital dont ils sont les agents, dans le cadre de la division du travail spécifique aux rapports de propriété propres à ce système. Tout cela amène à l’idée que chacun, managers comme ouvriers, et membres des couches intermédiaires, apporte sa pierre à l’édifice, que tous forment un « travailleur collectif », comme une sorte d’association. « Le rapport entre le Capital et le Travail revêt la fausse apparence d’un rapport d’association dans lequel l’ouvrier et l’entrepreneur se partagent le produit suivant la proportion des divers éléments qu’ils apportent. »[10]

 

Voilà encore autant d’apparences, réelles mais démesurément grossies par l’idéologie bourgeoise et ses économistes qui ne voient qu’elles, qui masquent la réalité profonde, l’essence des phénomènes.

 

Par ailleurs nous avons déjà rappelé[11] que la répartition des capitaux dans les différentes branches d’activité sous l’aiguillon de la recherche du meilleur taux de profit induit la tendance à la formation d’un taux de profit moyen. Le profit tendant ainsi à s’égaliser pour des capitaux de même grandeur, cela induit l’idée qu’il est la rémunération habituelle, donc « normale », de l’argent investi. Avec le développement d’un capital financier formellement séparé du capital industriel ou commercial, cette idée que l’argent rapporte de l’argent devient réalité sous une forme directe, idéalement pure aux yeux du capitaliste ébloui. Voilà son idéal réalisé : l’accroissement de la richesse sans avoir à passer par les aléas et risques de la production. Il y a de quoi, comme Marx, être saisi d’étonnement : « avec le capital porteur d’intérêt, le rapport capitaliste atteint sa forme la plus extérieure, la plus fétichisée » ; « …c’est la mystification du capital sous sa forme la plus brutale » ; « dans le capital porteur d’intérêt se trouve achevée l’idée du fétiche capitaliste, la conception qui attribue au produit accumulé du travail, et de plus fixé comme argent, la force de produire de la plus-value… »[12]

 

Mais si cette idée est le fétichisme de la marchandise développé jusqu’à son point le plus extrême sur la base du développement du crédit, de la concentration des capitaux, et de l’accroissement du capital financier qui en découle, elle est aussi la plus visiblement ridicule et la plus facile à démonter, au point que bien des économistes bourgeois fustigent ce capital financier, ou du moins ses « excès », comme parasitaire et en appellent à revenir aux « fondamentaux » de la production. Ce faisant ils ne critiquent que la puissance de l’argent sur la vie des hommes en protestant qu’il ne devrait être qu’un moyen de leurs échanges, une facilité, une simple médiation. Ils en restent à ce vœu pieux, ressemblant à l’apprenti sorcier qui a créé un démon qu’il ne maîtrise pas. Ils ignorent d’où provient sa puissance déchaînée.

 

De même le « produit accumulé du travail » qui se présente non pas sous forme de capital-argent, mais en tant qu’ayant pris la forme de machines, techniques, et procédés de la production, revêt aussi l’apparence d’une puissance extérieure, autonome, sur les hommes. La puissance sur eux de ces choses semble quasi normale, simple nécessité technique, notamment aux yeux des ouvriers qu’elles dominent, puisque leur maîtrise, c’est à dire leur propriété, leur échappe totalement dans la division du travail spécifiquement capitaliste. Cette puissance apparaît donc elle aussi comme un fétiche puisque mystérieusement attribuée aux choses elles-mêmes et dans la mesure où on ignore ou on masque leur caractère social de conditions de la production appropriées par une classe particulière, d’où découle en réalité cette domination, qui n’est évidemment pas attachée à ces choses qui ne sont que des produits du travail des hommes. Là encore le fétichisme attribue aux choses une puissance qui n’est que la manifestation d’un rapport social, qui n’a rien d’une puissance naturelle comme un séisme ou un cyclone. Nous allons y revenir dans la section suivante (1.3).

 

Bref, les idéologues bourgeois s’appuient sur le fait que, comme nous venons de le rappeler brièvement, les manifestations les plus apparentes des rapports de production capitalistes, tels que salaire, profit, intérêt, sont celles qui en masquent le mieux l’essence pour les présenter comme la substance même de « l’économie », rationnelle, voire quasi naturelle. Le maximum de critique qu’ils peuvent produire concerne seulement certaines iniquités dans le partage des revenus, une domination trop voyante de l’argent, comme ces formules hypocrites sur « l’argent-roi » du PCF , « l’argent qu’on gagne en dormant » de F. Mitterand (expert en trafics en tout genres), et, on l’a dit, la dénonciation de certains « excès » du capital financier et du « libéralisme ». Ces critiques toutes superficielles ne remettent nullement en cause le capital. Bien au contraire elles ont pour objet de prétendre pouvoir mettre en œuvre une gestion de « l’économie » au service du bien être de tous les hommes en équilibrant judicieusement et équitablement salaires et profits. Non seulement on sait que cela est impossible dès qu’on a la moindre idée sur la réalité profonde du rapport capitaliste d’appropriation que ces formes expriment tout en le masquant, mais c’est aussi un moyen d’ignorer la domination du capital en tant que moyens de production, en tant que travail passé approprié par la classe bourgeoise, en la masquant elle aussi comme étant un simple et inéluctable développement de la science, dont les conséquences ne sauraient être autres que ce qu’elles sont dans le capitalisme où le progrès humain ressemble « à cette hideuse idole païenne qui ne voulait boire le nectar que dans le crâne des victimes »[13]. Cette puissance du capital sur les producteurs, y inclus l’ensemble de leurs conditions de vie (« environnement »), sous sa forme de conditions matérielles et intellectuelles de la production, comme science, techniques, machineries, n’a rien de naturel ni d’inéluctable ; c’est un autre fétichisme que nous allons examiner et démonter.



[1] Plus ou moins suivant les circonstances, l’offre et la demande, les luttes sociales, mais toujours ramenée vers cette valeur, dont la grandeur est historique puisque les besoins le sont.

[2] K. Marx, Le Capital, ES, I, 2, p.210.

[3] « La seule expérience de la vie pratique ….ne fait pas ressortir….que c’est le travail ouvrier qui crée de la valeur » ibidem, p.211. Ce travail, incorporé dans le produit qu’il fabrique, lui incorpore plus de valeur (d’échange) que celle à laquelle il a été payé (le salaire).

[4] Voir, concernant cette argumentation, et ce qui suit, le rapport salarial comme reproduction du capital, K. Marx, Un chapitre inédit du capital, collection 10/18, p.261 à 264.

[5] « Ainsi, tandis que l’ouvrier reproduit ses produits comme capital, le capitaliste reproduit l’ouvrier comme salarié… ». Ibidem, p.262.

[6] Ibidem, p.263.

[7] K. Marx, Le Capital, ES, I, 2, p.211.

[8] Nous parlons ici du profit en général et passons sur les formes très variées que prend sa distribution – celle de la plus-value – dans le capitalisme moderne, dividendes, intérêts, salaires élevés des dirigeants, impôts, et multiples autres formes de revenus appropriés par la bourgeoisie.

[9] Ibidem, III, 1, p.155.

[10] Ibidem, I, 2, p.204. Et au delà la même illusion induit l’idée de l’association de tous dans la Nation.

[11] Cf. § 1.1, péréquation des taux de profit par transfert de capitaux entre branches et des plus-values au sein de chaque branche. Pour la démonstration, cf. K. Marx, Le Capital, ES, III, 1, p.159 à189.

[12] Ibidem, III, 2, p.55,56, et 63.

[13] K. Marx, Les résultats éventuels de la domination britannique en Inde, O.C., éd. Du Progrès, Moscou, t.1, p.519.

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