Chapitre 1 : la mondialisation des débuts du capitalisme (1.1)

Publié le par Tom Thomas

1.1.du capital marchand au capitalisme industriel, ou des comptoirs aux colonies.

 

Les empires, la domination de territoires et de peuples étrangers par un autre, le despotisme brutal, le pillage des richesses et du travail d’autrui, ont évidemment existé bien avant le capitalisme et le colonialisme. Ce qui est spécifique au phénomène colonial, ce sont ses rapports, que nous allons préciser, avec la naissance et les premiers développements du capitalisme. C’est en quoi il fût une condition de l’appropriation du travail d’autrui (de ses moyens et de ses résultats) et de l’accumulation propres à ce mode de production.

 

Les conquérants antiques, qu’ils furent pilleurs se retirant avec leur butin ou fondateurs d’empires, ont pu causer bien des ruines ou faire mûrir bien des civilisations. Mais ils n’ont pas apporté de changements radicaux aux systèmes sociaux de leur temps qui, au delà de leurs diversités, restaient fondés sur la propriété foncière plus ou moins communautaire, l’esclavage ou le servage, et la domination religieuse.

 

Il en est allé tout autrement du système colonial. Forme de mondialisation spécifique à un certain stade de développement du capitalisme, il a bouleversé les systèmes sociaux des colonies, mais aussi contribué puissamment à transformer les métropoles elles-mêmes. Il a été un moment et un facteur de « ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles (qui) distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes », que Marx et Engels constataient dans le Manifeste de 1848.

 

A l’origine du capitalisme il y a eu, on le sait, le monde marchand se développant dans et contre le monde féodal finissant. Avec d’abord le développement de villes commerciales comme Venise, Gênes, Bruges, la Hanse, etc. Dans ce monde fondé sur le commerce, le profit n’est qu’une sorte de vol : revendre plus cher ce qu’on a acheté moins, vendre la marchandise au dessus de ce qu’a coûté son achat et son transport. Ruse fondée sur la nouveauté et la rareté du produit, tels soieries, épices, métaux précieux, amenés de l’étranger. D’où le développement de flottes et de comptoirs commerciaux au fur et à mesure de la découverte de territoires nouveaux. D’où l’effritement de l’autarcie (la production pour soi), l’accroissement des échanges, et donc aussi du besoin d’une plus grande quantité d’argent pour les monnayer, de la «soif de l’or» qui pousse les conquérants des Nouveaux Mondes. Et d’où la naissance d’une première accumulation d’argent en quelques mains marchandes, qui servira de base de départ au capital.

 

Le comptoir, port, enclave, et forteresse, sert d’abord de point d’appui au trafic commercial et aux razzias. Puis, avec l’Espagne en Amérique, suivie de la Hollande dans les Indes Orientales, on passe à la conquête de territoires entiers, à leur occupation et à leur mise en exploitation (mines et plantations) par la réduction de leur population à un quasi esclavage. Ainsi naissent les premières colonies, autant de la lutte perpétuelle entre les différentes compagnies commerciales (chaque puissance européenne a, à cette époque, ses Compagnies des Indes, Orientale et Occidentales) pour éliminer les concurrents et s’assurer des monopoles, que de la recherche de nouvelles sources de richesses. Double raison aussi à la course pour les étendre sans cesse. Comme ces grandes compagnies commerciales sont chargées de gérer le système des comptoirs et des premières colonies par délégation du pouvoir royal, avec son appui, et contre sérieuses redevances, leurs rivalités deviennent immédiatement des rivalités entre les pays colonisateurs, amenant le pouvoir politique à mettre directement la colonisation sous sa coupe, les compagnies ne pouvant plus assurer sa dimension militaire grandissante. Ce qui entraîna d’incessantes guerres mercantiles aux 17ème et 18ème siècles. Au cours de celles-ci l’Angleterre réussit à terrasser, les uns après les autres, tous ses concurrents (Hollandais, Espagnols, Français), et à constituer un immense Empire colonial. Celui-ci va jouer un rôle essentiel dans son accession au rang de plus grande puissance industrielle et financière du monde du 19ème siècle (et jusqu’en 1914).

 

C’est le rôle de la colonisation dans cette métamorphose, dont l’Angleterre est ainsi le prototype d’avant-garde, qui nous servira ici d’exemple pour l’ensemble du monde capitaliste, qu’il faut maintenant examiner.

 

Les économistes ont souvent prétendu que le capitalisme était né du monde des artisans, des villes. En quelque sorte par une simple extension de la petite production vers la grande. Marx a montré au contraire que le capital n’avait pu se développer que contre la petite production, et, pour commencer, en la contournant.

 

Certes le monde urbain du moyen-âge en Europe voit s’accroître les divisions du travail en de nombreux métiers spécialisés, parallèlement à l’invention d’outils qui exigent des qualifications personnelles pointues. Cela poussait au travail pour l’échange (puisque chacun ne produit plus qu’une spécialité), pour l’argent, en même temps qu’à la propriété personnelle de ses moyens d’existence (puisque celle-ci semblait dépendre de ses qualités et travail personnels).

 

Mais aussi ce monde de la petite production urbaine voyait son développement bloqué par les règles corporatistes issues des formes communautaires passées, qui l’organisaient, le protégeaient, et auxquelles il était très attaché, ainsi que par les multiples barrières du monde féodal, tel que l’attachement des paysans-serfs à la terre, les innombrables droits seigneuriaux et leur fiscalité écrasante, les juridictions et règles différentes, etc. La corporation réglemente étroitement les métiers, fixant ce que chacun d’eux est autorisé à produire (de sorte qu’aucun ne puisse empiéter sur un autre et s’étendre sur toute une filière), le nombre maximum de compagnons employés par chaque maître (pour limiter la concurrence au sein de chaque métier), et avec quels matériaux, techniques, outils (qui constituent en quelque sorte un bien collectif de la corporation), qu’il est interdit d’améliorer individuellement (toujours pour limiter la concurrence sur les plans qualitatifs comme quantitatifs). D’une façon générale, le système corporatiste empêche que certains maîtres puissent accumuler beaucoup plus que d’autres et, embauchant plus de compagnons, dominant un marché, se transforment en capitalistes. Marx avait bien noté cette conséquence (1) : « Les lois des corporations du moyen-âge empêchaient méthodiquement la transformation du maître en capitaliste...…La corporation se gardait également avec un zèle jaloux contre tout empiétement du capital marchand, la seule forme libre du capital qui lui faisait vis à vis. Le marchand pouvait acheter toute forme de marchandise, le travail excepté ». Et aussi cette autre conséquence qui était le blocage du progrès technologique, allant jusqu’à l’interdiction d’employer de nouvelles machines, matériaux, procédés, en même temps qu’était aussi empêchée une plus grande division du travail, la réunion d’une masse d’ouvriers «libres» (sans règles corporatistes codifiant étroitement leur travail, sans outils à eux) accompagnée d’une décomposition entre eux de la fabrication d’un produit étant interdite : « L’organisation corporative excluait donc la division manufacturière du travail, bien qu’elle en développât les conditions d’existence en isolant et perfectionnant les métiers. En général le travailleur et ses moyens de production restaient soudés ensemble comme l’escargot à sa coquille. Ainsi, la base première de la manufacture, c’est à dire la forme capital des moyens de production, faisait défaut. »

 

Le corsetage de la production dans le corporatisme faisait du commerce extérieur le seul grand moyen d’accumulation, et des zones rurales indépendantes des corporations urbaines le lieu privilégié du libre développement du capital. Celui-ci s’est donc développé dans cette double extériorité à l’artisanat et à la ville, en contournant en quelque sorte la petite production urbaine avant de la détruire par la manufacture et l’industrie.

 

Le commerce extérieur était le plus lucratif des commerces, puisque c’est lui qui amenait les produits qu’on pouvait vendre librement et chers, puisqu’ils étaient nouveaux et non bridés en quantités et qualités par les règles corporatistes. Avec lui s’est développé le capital commercial et bancaire. A vrai dire il ne s’agit la encore que de capital au sens vulgaire du terme : une accumulation d’argent. Pour qu’il devienne réellement capital, cet argent doit acheter du travail productif de plus-value, entrer par là dans un procès de valorisation. Le capital, on le sait, n’est pas l’argent, mais le rapport entre le propriétaire des moyens de production et ceux qui, n’en ayant pas, doivent travailler pour lui. Donc, pour que le capital « vienne au monde il faut que, partiellement au moins, les moyens de production aient déjà été arrachés sans phrases aux producteurs (2) ». Il faut que les «escargots», les producteurs, aient été dessoudés de leur coquille, leurs moyens de production.

 

Cela c’est le capital marchand qui a pu l’accomplir. Son accumulation préalable à une échelle suffisante, qui est essentiellement le résultat du commerce extérieur, notamment maritime, a permis cette première appropriation de moyens de production. D’abord les marchands, interdits de produire dans les villes, développent une sous-traitance dans les campagnes alentours (travail à domicile commandité par eux), importante dès la fin du 15ème siècle en Italie, Flandres, etc. Cent mille fileuses étaient encore ainsi employées en Seine-Inférieure en1789 (3). Le marchand commanditaire contrôle les débouchés, fixe le travail à accomplir en quantité et qualité, les prix, parfois même il fournit certaines matières premières, certains outils, etc. Il se subordonne aussi des artisans urbains par des commandes (par exemple auprès des canuts à Lyon dans le domaine de la soie) et par des avances d’argent. Finalement, et suivant des processus très divers selon les pays, il finit par réunir par milliers ceux qu’il emploie déjà ainsi comme ses salariés (payés à la tâche), dans des manufactures où il peut accroître la division du travail, et mieux les dominer (4). La manufacture « s’empare d’abord de l’industrie rurale d’appoint, filage et tissage, le travail qui exige le moins d’habileté transmise par les corporations, et de formation artistique» (5). De telles manufactures existaient d’ailleurs dès le 15ème siècle dans une ville marchande libre comme Venise, où l’Arsenal était une quasi entreprise industrielle, l’énergie mécanique en moins. De tels ports libres, voués au commerce extérieur et « où la production est donc pour ainsi dire directement et naturellement orientée vers la valeur d’échange »(6), sont les seules villes où se développent les manufactures. Plus tard des manufactures s’implanteront aussi à l’intérieur des territoires, mais avec privilèges royaux spéciaux et hors des grandes villes et de leurs corporations (cf. sous Colbert par exemple). Bref les manufactures se développent principalement à l’extérieur du monde de la petite production urbaine « …dans les ports de mer centres d’exportation ou aux endroits de l’intérieur situés hors du contrôle du régime municipal et ses corporations »(7). Avec la manufacture se développe la première forme capitaliste de division du travail, la «domination formelle» du capital sur l’ouvrier (formelle, car celui-ci reste encore propriétaire d’un savoir-faire particulier indispensable qui lui conserve une certaine puissance face au patron).

 

Ainsi le capital marchand, par le double contournement du monde féodal et corporatiste (accumulation de l’argent par le commerce extérieur, développement de la production dans les zones rurales et portuaires), a posé les bases de l’épopée capitaliste. Mais si l’accumulation préalable de capital marchand a été une condition initiale essentielle de l’appropriation privée des moyens de production, il en en était une autre pour que se développe le rapport capitaliste : il fallait qu’il y ait, disponibles face à ces moyens, des producteurs libérés de tout attachement, que ce soit à la terre de leur seigneur ou à la corporation, ou à leur maître, afin d’être libres de se vendre. Le moyen bien connu de la réaliser fut le despotisme violent et barbare du pouvoir royal pour expulser les paysans des terres, communautaires ou libres, qu’ils cultivaient. Il n’est pas nécessaire ici de répéter cette histoire d’une violence inouïe que Marx a si vigoureusement retracée (8). Dans les premières colonies, ce fut encore plus systématiquement et massivement pire, avec le travail forcé dans les mines d’or et d’argent du Nouveau Monde, la mortalité effarante qui s’en suivit, et avec l’ignoble commerce des esclaves, qui se développa jusqu’aux débuts de l’ère industrielle, particulièrement pendant le 18 ème siècle des Lumières, et qui fit la richesses des bourgeoisies des ports européens (Liverpool, Nantes, Bordeaux, etc.) organisatrices du fameux commerce triangulaire. «Ce fut la traite des nègres qui jeta les fondements de la grandeur de Liverpool» note Marx (9). Et l’argent accumulé par ce commerce a ensuite fondé l’industrie cotonnière anglaise et la grandeur de Manchester. « La formation du capital anglais au cours du 17ème siècle s’est faite, pour un tiers, sur le commerce international des esclaves. »(10)

 

L’or et l’argent arrachés des mines américaines par «l’enfouissement des indigènes dans les mines», «les commencements de conquête et de pillage aux Indes Orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires… », furent «les procédés idylliques» de l’accumulation primitive, qui signalent «l’ère capitaliste à son aurore" (11). Ce n’est évidemment pas un hasard si l’Angleterre est le pays qui a le plus radicalement et brutalement exproprié ses paysans pour en faire des ouvriers, qui a le plus développé ce sordide commerce triangulaire et qui, en quelques 200 ans, a mené et gagné «la guerre mercantile» contre tous ses rivaux pour s’assurer le monopole du pillage colonial, et qui est aussi devenue pendant la même période la plus grande, et presque unique en son temps, puissance industrielle, capitaliste. Ce capital est bien issu de cette «mondialisation» pré-coloniale, et non de la simple extension de la petite production «nationale» (on peut ici utiliser ces mots même si ces concepts n’existeront que plus tard), de même qu’en est issu le capitalisme en Europe occidentale. La mondialisation n’est pas, ni à l’origine du capitalisme, ni même aujourd’hui (comme nous le verrons plus loin), une excroissance plus ou moins monstrueuse de celui-ci. Elle lui est inhérente, consubstantielle. Elle en est même d’abord une condition (c’est le commerce extérieur qui précède l’industrie en accumulant le premier capital-argent), avant d’en être aussi un résultat (l’industrialisation développe le commerce extérieur). Finalement l’observation lapidaire de Marx à propos de la mondialisation est parfaite : « La tendance à un marché mondial est immédiatement donnée dans le concept de capital »(12), et, peut-on ajouter, parfaitement vérifiée dans l’histoire concrète.

 

Du moins venons-nous de le voir en ce qui concerne les origines, la phase dite d’accumulation primitive et de développement des premières manufactures. Lequel développement, avons nous rappelé, s’accompagne du passage du commerce fondé sur les comptoirs à un commerce fondé sur la colonisation, l’occupation des territoires. Dès lors les puissances dominantes s’assurèrent des débouchés pour leurs manufactures en pleine croissance en ruinant l’artisanat dans les colonies, voire en interdisant d’y produire des marchandises concurrentes à celles des métropoles. Le régime colonial était encore à dominante commerciale à ses origines. Mais, et nous en reparlerons tout au long de cet ouvrage, ce ne sont pas les flux d’exportation (de marchandises ou, plus tard, de capitaux) qui, comme à l’époque mercantile, caractériseront dorénavant la «mondialisation».

 

Marx ne néglige pas cet aspect des choses (l’exagère même peut-être) quand il analyse le système colonial comme assurant « des débouchés aux manufactures naissantes, dont la facilité d’accumulation redoubla, grâce au monopole du marché colonial. » Mais en ajoutant aussitôt : « Les trésors directement extorqués hors d’Europe par le travail forcé des indigènes réduits en esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre, refluaient à la mère patrie pour y fonctionner comme capital »(13), il voit bien cet aspect, plus essentiel encore, qu’il ne s’agit plus maintenant d’un commerce extérieur permettant une simple accumulation d’argent (phase mercantile), mais de «trésors» qui vont «fonctionner comme capital».

 

Qu’est-ce à dire ? Comment ? Il ne s’agit pas essentiellement d’exportations de marchandises métropolitaines qui feraient sortir en retour des monceaux d’argent des colonies, lesquels s’investiraient dans des industries métropolitaines, lesquelles à leur tour revendraient une part significative de leur production aux colonies. Nous verrons, au chapitre suivant, que cette part fût en fait, certes non pas négligeable, mais peu importante relativement aux exportations vers les autres pays plus développés. Car pour acheter beaucoup, pour être des débouchés essentiels, il aurait au moins fallu que les colonies soient riches au lieu d’être ruinées par le pillage colonial et le monopole des productions métropolitaines. Sur ce point la phrase de Marx posant les colonies comme «débouchés» pour la métropole doit être nuancée : ce ne fut pas leur rôle principal. Celui-ci fut surtout d’établir une nouvelle division du travail, mondiale, posant les colonies comme fournisseurs de matières premières nouvelles et bon marché. Ici, ce sont moins les quantités des flux qui comptent, que le fait que ces matières premières permettront et stimuleront le développement de productions et de besoins nouveaux dans les métropoles, et y donneront par là un gigantesque coup de fouet au développement industriel et à l’accumulation du capital. « ….L’expansion du marché universel et le système colonial font partie des conditions d’existence général de la période manufacturière, lui fournissant de riches matériaux pour la division du travail dans la société.» (14) Ici Marx met le doigt sur le point essentiel à saisir. Le développement du capital, c’est celui de l’appropriation par lui des moyens de production, pas seulement formellement, juridiquement, mais en tant et de façon qu’elle permette celle du travail qui les utilise, qui seul produit la plus-value (appropriation du travail physique jusqu’à celle des qualités du travail, des savoir-faire aux sciences). L’effectuation concrète de cette appropriation passe par le développement de cette division sociale du travail particulière qui organise à la fois cette dépossession des travailleurs immédiats (domination formelle, puis réelle du capital) et leur séparation en éléments segmentés et concurrents (double aspect de la dépossession : aliénation de l’individu et destruction de la classe). C’est ce à quoi concoure toute mondialisation capitaliste, et, pour commencer, la mondialisation sous sa forme coloniale. Développement de l’appropriation et développement de la division du travail à l’échelle mondiale (lequel est la mondialisation) sont un seul et même mouvement historique.

 

Cette thèse sera mieux argumentée dans les chapitres suivants, qui étudieront le colonialisme comme forme de mondialisation de l’ère industrielle, puis la mondialisation dite «libérale» de l’époque actuelle.

 

Il a souvent été dit que Marx n’avait analysé que sommairement la question coloniale. C’est exact. Mais dans ce sommairement il y a déjà beaucoup, notamment à travers l’analyse des rapports entre la colonisation de l’Inde et l’expansion de l’industrie cotonnière anglaise, première phase du développement industriel de l’Angleterre.

 

L’histoire de ces rapports est typique de l’évolution d’une colonisation marchande de l’ère mercantile (pré-capitaliste) vers une colonisation capitaliste de l’ère industrielle. Aux débuts les compagnies commerciales des Indes, anglaise, hollandaise, française, s’enrichissaient de leurs comptoirs en exportant vers la métropole les épices et les textiles, les fameuses indiennes, dont ce pays, avec ses millions d’artisans villageois, était le premier producteur mondial. La qualité et la nouveauté de ces tissus de coton créent une forte demande dans toute l’Europe, un nouveau besoin. Les rivalités font rage. Mais les anglais gagnent les guerres mercantiles du 18ème siècle et colonisent l’Inde, surtout pour en exclure les français et l’avoir pour eux seuls. Leurs manufactures, qui s’étaient mises à fabriquer ces nouveaux tissus de coton, arrivent à produire à meilleur prix que les artisans indiens (« le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers »(15), les ruinent et avec eux tout le système rural communautaire autarcique. L’économie de la société indienne traditionnelle est disloquée, tandis que le capital anglais s’arroge le monopole sur ces textiles sur son marché colonial et national. Puis, avec les machines mues par la vapeur, les manufactures deviendront usines, et produiront pour le monde entier. Il leur faut alors de beaucoup plus grandes quantités de matières premières. Cette exigence poussa en retour à la transformation de l’Inde en producteur de coton pour les usines anglaises de Manchester. D’où des famines incessantes dans un pays tout à coup privé de ses productions vivrières de riz et autres céréales. Finalement l’industrie cotonnière anglaise deviendra rapidement la plus puissante du monde, grâce à une productivité décuplée par cette nouvelle division coloniale du travail (à laquelle participait aussi, comme autres grands producteurs de coton, les Etats esclavagistes du Sud des futurs USA).

 

Dans cet exemple des conditions du développement de l’industrie textile anglaise, on a celui du rapport colonial type. Et dans ce rapport il y a essentiellement cette division du travail nouvelle qui voit le capitalisme se développer comme industrie manufacturière dans la métropole et comme industrie de matières premières nouvelles et bon marché dans les colonies, le tout dans le cadre d’un marché fermé, protégé, et avec l’aide financière et militaire du pouvoir politique.

 

« De nos jours (mi 19ème siècle, n.d.a.), la suprématie industrielle implique la suprématie commerciale, mais à l’époque manufacturière proprement dite (16ème-18ème siècle, n.d.a.), c’est la suprématie commerciale qui donne la suprématie industrielle» (16). Dans deux articles de juin et juillet 1853 (17), Marx observait que la Compagnie des Indes Orientales, créée en 1600, pratiquait une invasion et un despotisme qui s’ajoutaient à toutes celles et ceux que l’Inde avait connus par le passé. Mais cette entreprise de pillage éhonté « ne constitue pas un trait distinctif de la domination coloniale britannique ». Ce trait distinctif du colonialisme apparaît plus tard. Il est que « l’Angleterre a détruit les fondements du régime social de l’Inde ». Cette destruction allie la violence militaire à « la science britannique et l’utilisation de la machine à vapeur par les anglais », qui ont ruiné les activités traditionnelles de l’Inde jusque là florissantes. Par exemple, « de 1818 à 1836, les exportations de filés de Grande Bretagne en Inde augmentèrent (dans la proportion, n.d.a.) de 1 à 5200 ». Puis, tandis qu’à l’origine « l’aristocratie voulait la conquérir, la ploutocratie la piller et l’oligarchie manufacturière la subjuguer par ses marchandises à bas prix…..L’oligarchie manufacturière a découvert que la transformation de l’Inde en grand producteur est devenu d’importance vitale pour elle. » En fait elle n’a d’abord découvert que l’importance d’y produire coton, thé, etc., à bas prix. Mais Marx prévoit que le développement des chemins de fer en Inde, s’il n’est d’abord fait « que dans l’intention exclusive d’en tirer à moindre frais le coton et autres matières premières pour les manufactures » d’Angleterre, entraînera l’industrialisation du pays, « ils deviendront en Inde les avant-coureurs de l’industrie moderne ». Ce qui est effectivement arrivé, même si le rôle que Marx donne dans cet article de journal aux seuls chemins de fer est une explication un peu courte, et qu’il n’ait nulle part ailleurs non plus envisagé toutes les causes, plus complexes, qui ont déterminé le procès qui a abouti à la forme de mondialisation que nous connaissons aujourd’hui.

 

Le coton fourni à bas prix aux premiers capitalistes anglais, grâce à la réduction des coolies indiens à un quasi esclavage, et des noirs américains à un total esclavage, et l’expropriation radicale des paysans anglais qui leur fournissait une masse ouvrière presque aussi misérable pour les usines et les mines, voilà les bases de l’industrialisation de l’Angleterre, qui aboutit à l’empire de la reine Victoria, sur lequel, comme celui de Charles Quint, le soleil ne se couchait jamais. A la base du capitalisme anglais triomphant, mais de celui plus attardé de ses rivaux de l’époque aussi, il y a cette double division du travail et de l’appropriation des richesses : entre les métropoles et les colonies, entre les prolétaires et les bourgeois. Les deux ne feront que s’approfondir par la suite. Mais avant de l’exposer, examinons de plus près le procès, dont l’exemple de l’Inde vient de nous donner le cadre général, par lequel le colonialisme apparaît comme une condition de la valorisation et de l’accumulation du capital dans les métropoles.



1- K. Marx, Le Capital, E.S., I, 2, p.48.

2- Ibidem, I, 3, p.155.

3- P. Veltz, Le nouveau monde industriel, éd. Gallimard, note 1, p. 50.

4- Pour un exposé synthétique plus détaillé, cf. P. Veltz, op. cité, chap. 2, De la corporation à la fabrique.

5- K. Marx, Grundrisse, E.S. I, p. 449.

6- Ibidem.

7- K. Marx, Le Capital, I, 3, p. 193.

8- Pour mémoire, cf. les chapitres 27 et 28 du Capital, E.S. I, 3, p.157 et suivantes.

9- Ibidem, p. 201.

10- La face cachée de la mondialisation, J. Petras, H. Veltemeyer, éd. Parangon, p.36.

11- K. Marx, Le Capital, E.S., I, 3, p.193.

12- Grundrisse, E.S. I, p. 347 (ou Pl. 2, p. 258).

13- K. Marx, Le Capital, E.S., I, 3, p. 195-196.

14- Ibidem, I, 2, p. 44.

15- Manifeste du Parti Communiste, éd. Pékin, p.38.

16- K. Marx, Le Capital, E.S., I, 3,p. 196.

17- Voir «La domination britannique en Inde», et «Les résultats éventuels de la domination britannique en Inde», Edition Moscou, Marx Oeuvres Choisies, t. 1, p.508 à 516.

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