Tom Thomas : Les mondialisations (2002)

Publié le par Tom Thomas

« La grande industrie a créé le marché mondial préparé par la découverte de l’Amérique…Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour… »

 

En 1848 Marx et Engels constataient déjà, dans le Manifeste du Parti Communiste, la mondialisation dont on nous rabat aujourd’hui les oreilles comme s’il s’agissait d’un phénomène nouveau qui expliquerait les misères et horreurs contemporaines ! Comme si, plus absurde encore, on pouvait, dans le cadre des rapports capitalistes, opposer une mondialisation maîtrisée à une mondialisation «libérale» !

 

Combattre la mondialisation «libérale» serait le fin du fin de la lutte pour sortir des catastrophes économiques, écologiques, humaines. Pour vivre mieux ! Ceux qui avancent cette cible tentent, en l’affinant ainsi par l’adjonction de l’adjectif «libérale», de se démarquer des nationalistes et xénophobes, de ceux qui font de l’étranger et du cosmopolitisme l’ennemi. Eux ne mangeraient pas de ce pain la. Ils ne refusent pas toute mondialisation, ils ne prônent pas le repli sur soi. C’est, disent-ils, qu’ils ne refusent pas le marché, ni même les multinationales et le capital financier. Ils refusent seulement le fait que les Etats laissent agir librement ces forces, ne leur imposent aucune limite, aucune régulation, alors que leur rôle, en tant que soi-disant représentants de l’intérêt général, serait au contraire de mettre le capital («l’économie» dans leur vocabulaire) au service de l’homme.

 

Cette démarche prétend que la puissance de l’Etat, si elle était bien utilisée, permettrait de combattre les mauvais aspects du capitalisme contemporain (la domination sans partage du capital financier, de la rente, de la spéculation, du parasitisme, de la maximisation du profit à court terme, etc.) au profit des «bons» (l’entreprise, la création d’emploi, des vues rationnelles à long terme, etc.). Nous ne referons pas ici la critique de ces élucubrations apologétiques du monde bourgeois (1). Nous rappellerons seulement que loin de «laisser faire», l’Etat intervient vigoureusement, et de plus en plus, pour organiser et soutenir la reproduction du système capitaliste, c’est à dire, au premier chef, la valorisation du capital qui en est la condition de base. C’est son essence même d’Etat (2), il ne peut, sauf à ne pas exister, faire que cela. Or, la mondialisation dite libérale n’étant pas autre chose, comme nous le verrons, qu’une nécessité inhérente à cette valorisation, un phénomène inhérent au capital lui-même, il en découle que l’Etat en est, et ne peut en être, qu’un organisateur essentiel. Ceci quelle que soit la fraction de la bourgeoisie, droite ou gauche, qui l’occupe.

 

Toutefois, si la critique de ceux (la gauche, molle, ou « 100% à gauche», ou ATTAC) qui opposent étatisme et libéralisme de façon radicale est tout à fait utile pour mettre à nu le caractère absolument vain de leurs propositions, elle n’est pas encore une caractérisation de la mondialisation moderne. Pour le faire, pour donc mettre à jour les racines de l’objet de la lutte, tracer ce qui peut construire un réel combat antimondialisation, il ne suffit pas non plus d’énoncer cette vérité élémentaire que la mondialisation n’est que l’extension mondiale du capitalisme. Certes. Mais ce serait faire comme si rien n’avait changé depuis des siècles, depuis l’époque des Grandes Découvertes du 16ème siècle, ou celle des Empires coloniaux des 19ème et 20ème. Car c’est justement en isolant et détachant arbitrairement du capitalisme certains des traits nouveaux de son développement que les critiques étatistes de la mondialisation «libérale» prétendent qu’il s’agit d’exagérations, qu’on pourrait éliminer en favorisant une forme de capitalisme plus raisonnable. C’est en analysant ces traits nouveaux que nous montrerons au contraire qu’ils ne sont que spécifiques à un stade historique tout à fait déterminé du capitalisme, et qu’on ne peut les éliminer sans l’éliminer.

 

Nous verrons alors que le stade historique actuel du capitalisme, qui détermine la forme dite «libérale» que prend la mondialisation, n’est nullement caractérisé seulement par l’hégémonie d’un capital financier hypertrophié et sans contrôle, ou encore l’hégémonie militaire U.S., mais aussi, et plus profondément, par une division mondiale du travail spécifique qui concentre dans les métropoles impérialistes tous les moyens de l’appropriation des richesses, notamment les forces scientifiques.

 

Sur ce plan, les analyses sont rares. L’œuvre célèbre de Lénine, l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, de 1916, reste encore à ce jour une des meilleures. Notamment quand il y démolit les thèses kautskystes selon lesquelles l’existence d’un super-impérialisme, d’un capital financier et monopoliste mondial, rendrait possible une organisation rationnelle de l’économie par une voie pacifique pour peu qu’existe un pouvoir politique démocratique et déterminé. Son argumentation s’appliquerait d’ailleurs parfaitement aux thèses actuelles comme celles d’ATTAC. Pourtant, pour magistrale et déterminante qu’elle ait été à son époque, comme d’ailleurs l’ensemble de ses thèses sur la question nationale, elle est à reprendre sur certains points. Ne serait-ce que parce que, au lieu du «stade suprême» ainsi prophétisé il y a un siècle, nous avons eu plutôt un développement accéléré du capitalisme, malgré et à travers ses crises.

 

Il reste que je ne ferai jamais, dans cet ouvrage, que caractériser les traits généraux spécifiques de la mondialisation moderne (dite libérale). Et cela ne remplacera pas la nécessité d’une analyse, au cas par cas, de la situation des différents pays, des conflits, etc. Parler de la situation mondiale en un court ouvrage amènera nécessairement à tracer à trop grands traits les rapports sociaux qui la déterminent. Restant dans la généralité, j’utiliserais les termes interchangeables tels que Tiers-Monde, pays en développement (PED), pays moins avancé (PMA), Périphérie et Centre (ou métropoles), Sud/Nord, qui, bien que fort vagues, sont ceux du langage courant. Leur principal inconvénient est qu’ils suggèrent l’existence de blocs homogènes alors qu’il n’y a, concrètement, que des niveaux de développement plus ou moins différents, des hiérarchies, des rapports contradictoires d’unité et de lutte. Mais en même temps, en essayant de caractériser cette situation mondiale complexe, nous verrons que ces termes, s’ils ne sont pas des concepts qui délimiteraient rigoureusement des blocs homogènes, désignent quand même une vérité importante, qui justifie leur utilisation dans une analyse qui en reste aux caractères généraux de la mondialisation. Cette vérité se manifeste dans les écarts croissants qui séparent de plus en plus la petite poignée des pays dominants (U.S.A., Europe C.E.E., Japon) des autres, même si, derrière ces échappés eux-mêmes de forces inégales, le peloton lui aussi s’étire.

 

Enfin, et pour en terminer avec la présentation de l’objet de cet ouvrage et de ses limites, il faut remarquer que le choix de diviser l’histoire de la mondialisation en trois grandes époques, mondialisation marchande, coloniale, et «libérale», ne veut évidemment pas dire que ces trois caractéristiques qui les définissent ne s’enchevêtrent pas les unes avec les autres au fur et à mesure du mouvement historique. Chacune d’elle est seulement la caractéristique spécifique déterminante qui fait que telle forme de la mondialisation se distingue de telle autre suivant ces époques. Les deux premières seront analysées brièvement, dans le premier chapitre, puisque, en ce qui concerne la première, Marx a déjà excellemment montré dans Le Capital le rôle de la mondialisation dans la genèse du capitalisme et ses premiers développements industriels. Je ne ferai donc ici sur ce point qu’en résumer très succinctement les travaux. Et que, en ce qui concerne la seconde, la forme coloniale de la mondialisation, elle a également fait l’objet de multiples études, qui ont bien mis à jour, notamment, son caractère horrifique (esclavage, travail forcé, massacres, expropriations, pillages, etc.), et son aboutissement dans les deux guerres mondiales de repartage du monde. Malgré l’importance de ces points, et celle de rappeler l’incroyable sauvagerie de l’accumulation capitaliste pas seulement dans sa genèse primitive mais aussi dans cette deuxième phase, post-primitive, je ne reviendrai pas en détail sur cette période afin de laisser la plus grande part de la place disponible à l’analyse de la mondialisation contemporaine dite libérale, et à ses conséquences.



1-Sur ce point, je me permet de renvoyer à l’Hégémonie du Capital Financier et sa Critique, éditions Albatroz.

2-Voir l’Etat et le Capital, éditions Albatroz.

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